Egalité territoriale ? Oui, mais pas trop !, par Laurent Davezies

Publié le par Grand Paris

TRIBUNE LIBRE
LE MONDE 28/04/09

La lutte contre le creusement des inégalités territoriales serait aujourd'hui aussi progressiste que la lutte contre les inégalités sociales. Elle en serait même une des modalités. Cette idée est particulièrement discutable. D'abord parce que les inégalités de développement n'ont cessé de se réduire durant le dernier quart de siècle entre nos régions, nos départements et nos agglomérations (alors que de nouvelles inégalités sociales se sont développées).

Ensuite parce que cette égalisation croissante a un coût, trop peu mesuré, qui pèse sur les performances économiques et sociales du pays.

Domine en France l'idée d'une fracture territoriale qui viendrait creuser la fracture sociale. Si les métropoles ont gagné à la mondialisation, les territoires du "désert français" seraient les grands perdants. C'est faux. Certes, la mondialisation a été à l'origine d'un accroissement des disparités interrégionales de PIB par habitant au bénéfice des territoires urbains les plus productifs.

Mais dans le même temps, les inégalités de revenu entre nos régions, nos départements ou nos agglomérations n'ont pas cessé de se réduire depuis les années 1960 (il n'y a qu'au sein de nos grandes villes, par des effets de ségrégation résidentielle, que les inégalités de revenu augmentent). Aujourd'hui, ce sont les territoires les moins productifs du pays qui enregistrent les meilleures progressions en termes de revenu, de peuplement, d'emploi ou de lutte contre l'exclusion.

Comment expliquer ce paradoxe ? La mondialisation a déstabilisé nos systèmes productifs locaux et régionaux, mais dans le même temps nos mécanismes de mutualisation ont fortement progressé. On entend parler depuis trente ans du "recul de l'Etat" et de la baisse de la rémunération du travail par rapport à celle du capital, alors que les dépenses publiques et sociales (et donc les revenus de redistribution) n'ont, pendant ce temps-là, cessé de progresser pour franchir la barre des 50 % du PIB... S'est ainsi constituée une véritable économie "publico-résidentielle", largement protégée de la concurrence, liée aux redistributions géographiques de ces revenus. Si nos métropoles les plus productives sont aujourd'hui les locomotives de la croissance française et la principale source de nos budgets publics et sociaux, il est frappant de noter qu'elles sont, dans pratiquement tous les domaines, doublées par les wagons que constituent les autres territoires, dynamisés par cette nouvelle économie résidentielle et publique.

Le Limousin, par exemple, fournit aujourd'hui le PIB par habitant le moins élevé des régions françaises... et il est classé premier par les indicateurs de développement humain (qui combinent des indicateurs variés comme le revenu, le chômage, la criminalité, le taux de pauvreté ou l'espérance de vie à la naissance). Pourtant, si l'ensemble du territoire français ressemblait au Limousin, notre croissance chuterait de 20 %...

La géographie des problèmes territoriaux a ainsi changé du tout au tout : l'urgence pour l'action publique ne se trouve plus aujourd'hui dans nos territoires "périphériques", nos villes petites et moyennes ou notre monde rural, mais dans nos grandes métropoles et nos territoires les plus industrieux du nord-est (où se situent, de plus, la plupart des "quartiers" à problèmes).

L'agglomération parisienne, à cet égard, constitue un important sujet d'inquiétude. Fournissant près de 30 % du PIB national, elle est le moteur de la croissance française. Si l'ensemble du pays avait sa productivité, la croissance du pays ferait un bond de 50 % ! Pourtant, ses ménages ne bénéficient que de 22,5 % du revenu des ménages français !

Dit autrement, si l'on rapporte ce revenu au nombre de ses actifs occupés, on obtient une égalité avec la province ! La région parisienne est la principale source de redistribution des revenus : c'est elle qui permet de rééquilibrer les disparités entre régions et départements, et à une moindre échelle nos grandes métropoles.

Tant que la croissance du pays paraissait naturellement assurée, on pouvait se réjouir de ce mécanisme puissant de cohésion. Dans le contexte actuel, il faut s'en inquiéter. Quand les pattes du baudet se mettent à trembler, faut-il continuer à le charger ? Nos métropoles sont aujourd'hui en difficulté : inflexion du revenu, de l'emploi, soldes migratoires négatifs de leurs actifs, montée plus rapide qu'ailleurs de la pauvreté et du chômage, plus grande vulnérabilité aux récessions...

Quelques artefacts viennent encore les pénaliser : l'égalisation négociée, par exemple, des salaires entre les régions françaises s'est traduite par une inégalité de pouvoir d'achat désormais défavorable aux habitants des régions métropolitaines en raison de l'écart croissant des indices de prix sur les territoires. Les Franciliens sont ainsi nominalement plus riches que les provinciaux, mais pas en pouvoir d'achat. L'inégalité a changé de camp !

Autre exemple : la régionalisation a permis depuis une douzaine d'années d'opérer des coupes sombres dans les moyens de la recherche publique francilienne au profit d'une répartition "territorialement équitable" entre les régions françaises. Comme si nos 22 régions françaises avaient les mêmes chances, comme Paris, de jouer dans la cour des Boston ou San Francisco... En bref, tous les mécanismes d'égalisation territoriale sont aujourd'hui à l'oeuvre. Bravo. Mais ces mêmes mécanismes ne sont-ils pas aussi ceux du déclassement de la compétitivité française dans la mondialisation ?

Si la lutte pour l'égalité a été un des principaux moteurs du progrès social, mais aussi économique, des pays industriels dans les décennies passées, la lutte contre les inégalités spatiales pourrait bien être un frein à ces progrès.

 


Laurent Davezies est professeur à l'université Paris-Val-de-Marne. Article paru dans l'édition du 29.04.09.
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C
<br /> <br /> Cher monsieur,<br /> j'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre ouvrage stimulant et fondateur au sujet de la circulation invisible des richesses sur le territoire de la République: je n'espère pas avoir fait un<br /> contresens en considérant votre ouvrage comme une démonstration de la nécessité de faire véritablement de l'aménagement du territoire (de l'équité puisque l'égalité n'est pas possible<br /> ni souhaitable).<br /> <br /> J'habite dans un "ploukistan" à 300 km à l'ouest de Paris qui se trouve dans une région coupée en deux et que l'on nomme encore la "Normandie": pour tout vous dire,  je ne crois pas que<br /> la quête de "l'or gris" sur le littoral ou tondre les pelouses des résidences secondaires des Parisiens le week-end avec la force de ses 20 ans et seulement un BEP en poche soit la panacée...<br /> <br /> Cordialement,<br /> Philippe CLERIS<br /> animateur du collectif citoyen et républicain "Bienvenue en Normandie" pour faire la pédagogie citoyenne de la question régionale normande et pour une fusion régionale normande réellement au<br /> service des territoires et habitants de Normandie.<br /> <br /> <br /> <br />
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J
O Bouba-Olga, maitre de conf' en économie à POitiers vous a répondu par anticipation: http://obouba.over-blog.com/article-25943281.htmlD'après lui, l'écart de productivité IdF/reste de la France ne serait que de 10% environ, une fois éliminés les effets de la plus grande proportion de population active en IdF et les effets de spécialisation.Il est dommage de donner une large publicité (via La Tribune) à un thèse peut-être un peu trop simplifiée: qui sait si vos lecteurs sauront faire eux-même le travail de critique nécessaire pour ne pas surestimer l'importance de l'IdF dans l'économie nationale?
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