Pour casser les ghettos, il faut s'occuper des gens autant que des lieux, par Jacques Donzelot

Publié le par Association Grand Paris

TRIBUNE LIBRE
LE MONDE | 08.05.09

Jacques Donzelot est sociologue, maître de conférences en sociologie à l'université Paris-X.

On ne dira jamais assez combien le nouveau schéma des transports prévu par les équipes du Grand Paris peut modifier la donne de la métropole d'une ville. On a actuellement une logique de marginalisation indiquée par les couronnes plus ou moins éloignées du centre et indiquant une perte de valeur correspondante, ou bien la logique de séparation signifiée par le croisement des lignes RER A et B qui conduisent vers la métropole prospère de l'Ouest et du Sud, ou bien celles qui conduisent vers la partie pauvre du Nord et de l'Est.

Le "grand huit" imaginé par les ingénieurs de la métropole à venir permet d'en finir avec cette perte en valeur due à l'éloignement du centre et avec cette division entre la partie prospère et la partie plus problématique. En valorisant les contours de la métropole, en faisant du centre un simple point sur une ligne qui la parcourt tout entière, ils ont aboli ces partages, réintégré les banlieues dans Paris.

Celles-ci reconquièrent une place à part entière dans la métropole. Ainsi désenclavés, leurs habitants devraient retrouver la mobilité tant fonctionnelle que résidentielle qui leur manquait. Aurait-on enfin trouvé la solution au problème des cités ?

A quoi il convient de répondre que le désenclavement ne constitue, pour celles-ci, pas tant une solution que le moyen d'y parvenir, une base nécessaire mais non suffisante en tant que telle. Pour comprendre cette réserve, il faut s'attarder un moment sur le sens des mots et bien distinguer l'enclave du ghetto. Le terme d'enclave désigne un problème purement spatial : un espace compris dans un autre espace. Désenclaver signifie alors réintégrer le territoire interne dans le territoire externe, cette étendue en l'occurrence sur laquelle s'exerce l'autorité de l'Etat. Et par l'intermédiaire de son corps préféré, celui des ingénieurs et architectes qui mettent en oeuvre à cette fin des ponts, des routes, des chemins de fer.

Résorbant l'enclave, ils traitent l'espace et pensent ainsi avoir tout résolu. A tort, car comme le font les sociologues américains, il faut apprendre à distinguer l'enclave du ghetto. L'enclave désigne un espace occupé volontairement par un regroupement ethnique ou autre en vue de mieux utiliser ses ressources internes pour développer la richesse de ses membres. Chinatown est l'exemple type de ces enclaves.

Un ghetto constitue un tout autre genre d'espace. Il est bien peuplé par des minorités, mais le regroupement de celles-ci s'opère sous le signe du rejet subi et de la pauvreté, non celui de la volonté et de la production de richesse. Il unit ses habitants dans la défense contre le dehors, contre l'opprobre qu'ils y subissent, faisant de ce lieu tout à la fois une cage, un cocon, un bien où ils s'enferment pour se préserver des agressions du dehors. On ne peut pas réduire ce phénomène par la seule magie des transports et la proximité d'avec les lieux phares de la production.

Aux Etats-Unis, les pires ghettos se trouvent dans les inner cities (ces quartiers populaires défavorisés à l'intérieur d'une grande ville), jouxtent les quartiers d'affaires, et sont traversés par les mêmes métros. Pour désenclaver un ghetto, il ne suffit donc pas de le reconnecter à l'ensemble de la ville, même si cela constitue une condition première de toute action. Mais le problème est tel qu'il suppose une action en direction des gens au moins aussi importante que celle sur les lieux.

Il faut se demander ce qui fait que les mêmes actions ne produiront pas sur eux les mêmes effets que sur la majorité des habitants. Et la réponse apparaît simple : c'est qu'ils ne se sentent pas des citoyens comme les autres et que leur inclusion dans la ville ne peut se faire sans résoudre ce déficit de citoyenneté.

Pour prendre la mesure du handicap en question, il suffit de considérer les significations historiques du terme de citoyenneté, les étapes par lesquelles il est passé pour arriver à ce qu'il désigne actuellement. Il y a d'abord eu la citoyenneté civile, établie au XVIIIe siècle, cette égalité face au droit comme aux possibilités d'échanger, de posséder, de s'exprimer. N'est-ce pas l'effritement de ce droit pour la population concernée que l'on désigne avec les expressions de quartier hors droit ou d'incivilités ?

Cette dépréciation de leur valeur civile n'est-ce pas ce qu'exprimaient les jeunes qui se regroupaient dans une gare de RER pour être "en force" et pour "se faire respecter", c'est-à-dire faire peur aux autres plus que rechercher leur estime, donc transporter le ghetto avec eux. A quoi tient cette posture ? Au sentiment de ne pas compter, de ne pas valoir autant qu'un autre. C'est le second sens historique du mot citoyenneté qui se trouve en cause : celui établi au XIXe siècle, de l'égalité politique. De l'égalité par le suffrage.

Celui-ci n'est pas une force à leurs yeux. Pourquoi ? Parce qu'ils ne peuvent faire reconnaître leurs problèmes spécifiques comme tels. Parce que la "diversité" est utilisée pour signifier que le problème est résolu, pas pour le poser, pas pour mesurer l'effet des politiques mises en oeuvre pour le traiter. Pourquoi ne pas investir tout de même plus ces politiques conçues à leur intention même si elles utilisent des euphémismes pour désigner la nécessité de procurer à cette population les capacités qui leur manquent pour accéder aux mêmes emplois que les autres ?

Et là, on touche au troisième et dernier niveau de la citoyenneté : la citoyenneté sociale. Celle-ci a été reconnue au milieu du XXe siècle. Elle consiste en la réduction des inégalités sociales et la protection. Mais elle apparaît, de fait, plus comme une protection pour ceux qui sont déjà là depuis longtemps que comme un moyen de donner des chances égales à ceux qui sont issus de l'immigration récente.

Et c'est bien en raison de ce sentiment que tout investissement risque de ne pas être payé en retour, cette inégalité des chances dont ils pâtissent qui justifie la culture du désespoir chez les jeunes des cités. On pourrait appeler "citoyenneté urbaine" le souci de conférer à tous les habitants un niveau aussi égal que possible en matière de jouissance de leur capacité civile, politique et sociale.

Un tel mouvement constituerait le corollaire souhaitable de l'entreprise visant à repenser et unifier le territoire urbain d'une grande métropole comme celle de Paris Ile-de-France.


Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article