Yamina Benguigui : "La ghettoïsation est organisée"

Publié le par Grand Paris

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LEMONDE.FR | 29.09.08 |

L'intégralité du débat avec Yamina Benguigui, réalisatrice de "9/3, mémoire d'un territoire", mardi 30 septembre, à 10 h .


Bromus : Habitant le Var, chaque été je vois des nombreuses voitures immatriculées 93 sur les routes de la Provence. Le 93, un ghetto ? Je ne pense pas ! Vaut mieux habiter le 93, que la Creuse pour réussir...

Yamina Benguigui : Je vous conseille de venir déjà un week-end dans le 93, j'ai un programme pour vous. On ne va pas comparer la souffrance du Var à un territoire qui depuis 1870 est malmené, massacré, pollué comme il l'a été. Je n'ai pas eu d'écho que le Var ait subi ce genre de choses, ni été ghettoïsé par l'office HLM de Paris.  

Maurice S : Avez-vous pensé à tous les gens ordinaires qui habitent en Seine-Saint-Denis des petits (ou des gros) pavillons avec jardin ? Il y a en effet une Seine-Saint-Denis coquette, proprette, mi-bourgeoise, mi-populaire. Voyez Montfermeil, et même Clichy-sous-Bois ou Sevran. Il y a des quartiers où il fait encore bon vivre ! Le phénomène de "ghettoïsation" n'est-il pas accentué par les médias ? Ils ne parlent en effet que des coins où ça brûle, ce qui fait fuir les familles soucieuses de tranquillité et de réussite scolaire.   

Yamina Benguigui : Je suis désolée, je ne sais pas si vous habitez un de ces pavillons. Par exemple Montfermeil, il y a deux Montfermeil : celui protégé et un ghetto organisé, qui s'appelle les Bosquets, avec 5 000 logements, depuis trente ans sans solution, sans pouvoir en sortir, puisque c'est du logement semi-privé.  

C'est propre à la Seine-Saint-Denis. Quand on a implanté 36 grands ensembles en Ile-de-France, on en a fait 28 en Seine-Saint-Denis. Tous les hommes politiques, de gauche ou de droite, reconnaissent que c'était une aberration. Mais ça existe toujours.  

Danton_Q. : Comment expliquez-vous que le 93 soit un des départements les plus riches de France si on regarde son budget, et soit composé d'une population aussi pauvre ?  

Yamina Benguigui : C'est très simple : c'est une population qui a été reléguée sur ce territoire. Avant que ce soit une relégation raciale, c'était une relégation sociale. Les plus pauvres étaient dirigés vers la Seine-Saint-Denis. Ensuite, c'était des ouvriers, avec une industrie prospère, bien que douloureuse, et dès le démantèlement, la désindustrialisation, le territoire s'est paupérisé encore plus. 

Depuis les années 1990, c'est l'un des territoires les plus proches de Paris, avec des hectares de friches. Et aujourd'hui, c'est l'un des territoires les plus convoités. Depuis le Stade de France, on a vendu des milliers de mètres carrés de bureaux, les grosses sociétés s'installent, mais avec leurs propres équipes.  

Donc la population n'est absolument pas concernée par ces richesses. En tout premier lieu, ils ne sont pas embauchés, il n'y a pas eu de retombées économiques de proximité depuis que ces sociétés se sont installées là.  

Le territoire est stigmatisé : si vous habitez le 93, ces sociétés ne vous engagent pas ; si vous voulez sortir du 93, vous êtes estampillé 93, donc on ne vous engage pas non plus.  

mic : Ne pensez-vous pas que l'on brûle et détruit les choses "périmées" ? Quand on voit l'insalubrité des cages d'escalier, les cafards, ce n'est tout de même pas respecter les gens que les obliger à vivre dans de telles conditions !  

Yamina Benguigui : C'est clair que par exemple aux Bosquets, il n'y a plus rien à attendre. C'est un habitat insalubre. Il faudrait pouvoir nettoyer des quartiers entiers, comme à Paris, mais pas reléguer des populations. Ces personnes s'accrochent à leur appartement, même s'ils sont dans un sale état, car elles pensent qu'on va les reloger beaucoup plus loin.  

Il faudrait que des associations s'occupent à très grande échelle des familles qu'on déloge pour les reloger dans des nouveaux bâtiments. En fait, on les loge beaucoup plus loin, et on donne les nouveaux logements aux nouveaux cadres.  

Mounir_S. : Outre des difficultés de financement, a-t-on essayé de vous empêcher de montrer la misère du 9-3 ? et si oui, qui ?  

Yamina Benguigui : Je pense que les difficultés financières sont liées au problème que vous évoquez. Quand la région ne vous aide pas alors que votre film traite de son territoire... C'est dit de façon plus pernicieuse : on ne sait pas trop si le film va critiquer, qui ? le logement ? le gouvernement ? Donc dans le doute, on a franchement essayé que ce film ne se monte pas.  

Khalid : Avez-vous déjà vécu dans le département ?  

Yamina Benguigui : Non, mais je le connais depuis une quinzaine d'années. J'y suis plusieurs fois par an. J'ai fait tous les centres sociaux, j'ai beaucoup travaillé à l'hôpital Avicenne, et aussi sur la problématique du cimetière musulman.  

J'ai aussi tourné pendant un an une fiction, à Aulnay-sous-Bois et à Bobigny.  

digo : Je suis frappé par un oubli bien fréquent : la situation des personnes âgées dans ce département : handicapés, Alzheimer,  retraités très pauvres, foyers de vieux migrants... beaucoup d'oubliés qui ne mettent pas le feu aux voitures !  

Yamina Benguigui : Moi, la question des vieux migrants, je l'ai traitée. J'ai beaucoup tourné dans des foyers de vieux. J'ai fait aussi un film sur le rapport des vieux dans les foyers du 93 avec leur télévision. J'ai porté une mission dans le 20e [arrondissement de Paris] sur les vieux.  

Quand on parle de paupérisation d'un territoire, évidemment qu'il y a toute la ligne qui en pâtit, du plus jeune au plus vieux.  

nabzer : Vous qui avez déambulé sur ce département, ne pensez-vous pas que le repli communautaire y est très fort ? Les populations vivant dans ce quartier ne sont-elle pas en marge déjà du reste de la population de manière générale,  mais aussi de certaines populations d'immigrés ?

Yamina Benguigui : J'ai montré comment un ghetto est organisé. Je ne pense pas qu'on se mette ensemble par choix. C'est organisé : d'abord les plus pauvres, qui sont de couleur depuis vingt ans. Les dernières populations arrivées sont africaines et maghrébines, et ont été frappées par la désindustrialisation.  

On sait que le travail de l'office des HLM est de diriger les gens pas seulement selon les moyens, mais aussi par la couleur, l'ethnie.  

Je pense que c'est cette réflexion qu'il faut avoir : comment agir sur les pouvoirs publics. En tout cas, les attaquer sur cette discrimination. Cela donne quarante à soixante ethnies dans un quartier, dans les écoles. La plupart ne parlent pas français. C'est le système qu'il faut démonter.  

Céline : A l'heure d'une ghettoïsation croissante en France, (et pas seulement en banlieue parisienne, mais aussi en province, comme chez moi, à Clermont-Ferrand), quels seraient selon vous les moyens à mettre en œuvre pour faire évoluer les mentalités ?   

Yamina Benguigui : Déjà, si on a compris que la ghettoïsation est organisée et qu'il y a des responsables qui organisent des kystes autour des villes, c'est bien.  

Quand ce sont les plus riches, ça ne gêne personne. Mais c'est dramatique quand on est dans la démesure. Et aujourd'hui, 90 % des gens de banlieue de France sont des Français d'origine maghrébine, antillaise... Beaucoup de pieds-noirs sont partis. Ce n'était pas un choix pour eux d'habiter là. Ça a été plus difficile pour les familles qui parlaient mal la langue et avaient peur de bouger.  

On demande à l'Etat d'arrêter de créer des ghettos, de s'organiser autrement. Bobigny, avec la dalle  Karl-Marx, a créé un ghetto. Eh bien, ils vont la casser, refaire des rues.  

emma : La disparition éventuelle de l'échelon départemental pourrait-elle contribuer à une réhabilitation de ce territoire dont l'image est tellement stigmatisée ? Ne plus dire le 9-3 mais la région ?

Yamina Benguigui :  Oui, je serais pour. Après le film, j'ai reçu des petits mots à ce sujet.  

Mounir_S. : Lorsque vous écrivez "ghettoïsation organisée" : organisée par qui ? quelle est la volonté derrière ?

Yamina Benguigui : C'est très simple : c'est une ghettoïsation sociale dès le départ. Depuis 1870, on envoyait les gens très pauvres dans le 93, puisque Paris ne les logeait pas.  

Paris a construit La Courneuve. Ces grands ensembles appartenaient à Paris, et ont été rendus à la région récemment, sous Mitterrand.  

La relégation est d'abord sociale, et elle se transformera petit à petit en relégation raciale. Et c'est organisé par l'Office des HLM. Il n'y a pas une volonté raciste, il y a une logique, une ségrégation sociale. On le voit dans le film, quand on dit qu'il n'y avait pas de collège ni de lycée en Seine-Saint-Denis jusqu'au début des années 1960.  

Danton_Q. : Que pensez-vous de la loi SRU [solidarité et renouvellement urbains] ? Trouvez-vous normal que la majorité des logements sociaux ne soient pas gérés par les mairies et est-ce compatible avec l'application de cette loi ?  

Yamina Benguigui : Je pense qu'il faut faire une exception pour le logement dans le 93. Au départ, je vous parlais de ces grands ensembles construits en Seine-Saint-Denis au lieu de les répartir en Ile-de-France.  

L'Etat et les mairies doivent se mettre autour d'une table pour trouver une solution exceptionnelle au 93. Pas pour assister, mais pour réparer les cochonneries. Que ce ne soit plus dans les mains d'architectes privés. Il faut que ce soit réfléchi, pensé, comme pour sauver un patrimoine. Il faut aider les mairies. C'est une immense désespérance, un radeau de la Méduse.  

idesdemars : Même si la majorité des habitants du 93 sont français, l'une des pistes de réflexion ne serait-elle pas le vote des étrangers ? Des immigrés et la mobilisation des jeunes afin de s'inscrire sur les listes pour faire pression sur les politiques ?   

Yamina Benguigui : Evidemment, le vote des étrangers pourrrait jouer. Mais on sait que presque 100 % de cette jeunesse est française. Maintenant, il y a toute une génération, la toute première, qui est étrangère. Ils ont peut-être envie aujourd'hui de s'impliquer dans le 93 et de prendre part. Dans leur tête, ils ont toujours été en transit. Se battre pour ce vote n'était pas d'actualité. Ils avaient d'autres priorités. Mais aujourd'hui, ça aurait tout son sens. Il n'y a que la carte d'électeur qui est l'arme absolue pour faire bouger les choses.  

nasser : Pensez-vous que la politique de la ville du gouvernement actuel va dans le bon sens pour déghettoïser, désenclaver le 93 ?  

Yamina Benguigui : Je trouve que Fadela Amara a une légitimité à porter ce combat. Mais il faudrait qu'elle ait plus d'appui des autres ministères.  

Elle seule ne pourra pas, il faut que son ministère soit renforcé par l'équipement, le logement, etc. Elle devrait avoir une grosse partie du budget de Mme Boutin [ministre du logement et de la ville], car on sait que le logement ne finance pas la problématique de la ville. Elle a l'énergie pour faire bouger les choses, il faudrait qu'elle passe au premier plan.  

Maintenant, je pense que les politiques ont besoin d'être bousculés, soit par la population, soit par des actes comme mon film.

hadada : Je ne doute pas une seconde que ce documentaire doit être sensationnel. Simplement, pourquoi une diffusion sur Canal uniquement ? Je n'y suis pas abonnée.....  

Yamina Benguigui : Parce que France Télévisions ne l'a pas pris. Ce genre de projet, visiblement, n'est pas pour eux. J'ai pu grâce à Canal+ faire ce film, sans censure aucune, et il sort en salles d'ici  à peine deux mois. En tout cas dans le 93, il sera au moins dans deux salles, de même à Paris. Et il sortira dans toute la France.

Chat modéré par Chat modéré par Catherine Bédarida
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